Corsario (capoeiriste) : "En tant que jeune issu d’un ghetto, je veux être un acteur du changement pour ma communauté et mon pays"

À travers ses ateliers et représentations de « capoeira sociale », Corsario sensibilise depuis 10 ans les communautés en Haïti à la consolidation de la paix (ici à l’occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 2019). © Leonora Baumann / UN / MINUJUSTH, 2019

15 aoû 2019

Corsario (capoeiriste) : "En tant que jeune issu d’un ghetto, je veux être un acteur du changement pour ma communauté et mon pays"

David Nieto

Tous les jours de janvier à juin 2019, dans un centre communautaire basé à La Saline, Corsario organisait des formations culturelles autour de la capoeira, un art martial afro-brésilien. Son approche ? Une capoeira socialeauquel cet éducateur haïtien a recours afin de sensibiliser quelques 150 jeunes issus de ces quartiers difficiles au dialogue, à l’estime de soi ou encore à la médiation des conflits. Acrobaties, danses traditionnelles, musiques : ses séances culturelles s’inscrivent pourtant dans le cadre du projet « Kominote san vyolans », financé par le programme de Réduction de la violence communautaire (RVC) de la Mission des Nations Unies pour l’appui à la Justice en Haïti (MINUJUSTH) et mis en œuvre dans la capitale de Port-au-Prince par l’ONG brésilienne Viva Rio. Corsario nous raconte.

Âgé de 30 ans, Jean-Marc Rodney est lui-même un enfant de Bel-Air, un quartier de Port-au-Prince connu pour son histoire difficile. Depuis son batizado (« baptême ») de capoeira, en 2009, il se fait pourtant appeler Corsario. Un apelido (« nom ») choisi directement par son mestre brésilien Saudade (Flávio Soares de son vrai nom), « une référence à mon tempérament fougueux et à mon côté aventureux », sourit-il. Dans la tradition de la capoeira, ce passage de grade est vu comme une seconde naissance. Il intronise le capoeiriste accompli dans la maîtrise de l’art martial, mais aussi des danses et instruments qui y sont liés.

La capoeira : un art martial du contrôle et de la discipline

« La capoeira est une forme de lutte traditionnelle importée d’Afrique au Brésil par les esclaves à l’époque du commerce triangulaire, explique Corsario. Une façon pour la communauté afro-brésilienne d’hier et d’aujourd’hui de libérer les esprits et les corps. Moi-même, j’enseigne la capoeira sociale qui n’est pas un sport de contact : plutôt que de frapper l’autre, on doit le protéger, adapter son mouvement pour l’éviter. » Un langage du corps que l’éducateur utilise aujourd’hui pour consolider la paix en Haïti.

La capoeira sociale n’est pas un sport de contact : plutôt que de frapper l’autre, on doit le protéger, adapter son mouvement pour l’éviter

À l’initiative de la résolution du Conseil de sécurité 1702 (2006), le programme de Réduction de la violence communautaire (RVC) des Nations Unies œuvre depuis 12 ans dans les quartiers défavorisés en Haïti, soumis à l’influence de la violence. Son objectif ? Concevoir des projets qui favorisent l’intégration sociale et l’autonomisation des personnes vulnérables à l’influence potentielle des gangs. À l’origine bénéficiaire d’un projet mené à Bel-Air en 2006 pour réinsérer les enfants victimes de la violence, Corsario a découvert les vertus pacificatrices de la capoeira en tant qu’élève de Viva Rio avant de devenir finalement lui-même éducateur.

Depuis, il a accompagné l’initiation et le baptême de près de 500 élèves. Au programme des séances qu’il organise, de la capoeira, de la danse (folklores haïtien ou brésilien) et des cours de musique pour maîtriser les instruments traditionnels : l’arc musical berimbau, le tambourin pandeiro, le tambour atabaque et enfin la cloche agogô. Entre chacun de ces moments culturels, Corsario intercale aussi des ateliers de lecture, des formations sur l’environnement ou encore des jeux collectifs qui lui permettent de mobiliser cette énergie positive et collective qu’il veut créer. « Ce sont des jeunes et des moins jeunes (parfois jusqu’à plus de 60 ans) qui viennent de partout, mais surtout des quartiers populaires de Cité Soleil, Delmas 2, Grand'Ravine ou encore La Saline », souligne l’éducateur. Des quartiers très souvent rivaux qu’il réunit volontairement dans les salles communes, dans les écoles ou parfois directement sur la place publique, autour de ses ateliers culturels.

« C’est tout l’intérêt de la capoeira : nous pouvons rentrer dans n’importe quel quartier, dans n’importe quelle communauté, s'enthousiasme Corsario. Et nous mélangeons bien souvent des groupes qui sont en conflit ouvert. Avec la capoeira, nous les réunissons autour d’un intérêt commun : l’envie d’apprendre quelques floreis (« acrobaties »), de se dépenser et de faire du sport, ou tout simplement de passer un moment convivial. Les bénéficiaires peuvent très souvent être des personnes avec un parcours lié à la violence dans le passé. Avec ces ateliers, beaucoup ont aujourd'hui appris à mieux gérer leur énergie et ont réintégré la société. »

Dia de Responsa - Costa Barros

Détourner notre violence pour contourner le problème plutôt que de chercher la confrontation.

Dans la philosophie de la capoeira, l’axé (« énergie ») se concentre autour d’une roda (« cercle ») formée par les capoeiristes autour de confrontations, les jogos (« jeux »). Une formation en groupe qui concentre l’attention de chacun autour de valeurs fortes comme le respect, l’égalité, la tolérance, la paix et la résolution pacifique des conflits : « Avec la capoeira, il n’y a pas de discrimination. Filles ou garçons, personnes instruites ou personnes qui n'ont pas eu l'opportunité d'apprendre à lire et à écrire, personnes valides ou personnes en situation de handicap, tous sont égaux au milieu de la roda. Une disposition qui nous permet de montrer comment chacun est capable de se contrôler, transformer l’énergie qui nous traverse et détourner notre violence pour contourner le problème plutôt que de chercher la confrontation. »

L’échange culturel, un instrument pour consolider la paix

Au-delà de l’art martial, la capoeira est pour Corsario une véritable philosophie du « vivre ensemble » : « Les personnes qui utilisent les armes et la violence compliquent la situation sur place et créent des peurs chez des gens qui ont déjà beaucoup de problèmes, qui vivent dans des zones où l’accès aux services de base est limité. Mais la capoeira enseigne aux membres de la communauté à mieux utiliser leur énergie. C’est une culture de l’humanité, c’est accepter l’autre, ne pas le juger et donner l’exemple. » Des valeurs universelles inspirantes qui font que de l’art martial un outil déterminant pour consolider la paix.

La capoeira change des vies, et j’en suis le parfait exemple.

« Depuis de nombreuses années à Rio de Janeiro, au Brésil, la capoeira sociale a changé de nombreuses vies dans les gangs des favelas, raconte le capoeiriste, qui s’est rendu sur place au cours de son initiation. En tant que jeune moi-même issu d’un ghetto, je veux aussi être un acteur du changement pour ma communauté et mon pays. La capoeira change des vies, et j’en suis le parfait exemple. C’est pourquoi je me mettrai toujours à la disposition de ce type de programme de réduction de la violence. »

Il y a 5 ans, en 2014, le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) choisissait d’envoyer en République démocratique du Congo le mestre de Corsario, Saudade. Sa mission : réintégrer les enfants-soldats dans la société, à travers la mise en œuvre du projet “Capoeira pour la paix”, en partenariat avec la Mission de l'Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo (MONUSCO). Quand l’échange culturel devient un instrument pour consolider la paix.

De son côté, toujours en Haïti, Corsario aimerait continuer à faire grandir la pratique de cet art martial venu du Brésil. Un pays à la culture très semblable selon lui : « Il n’y a qu’à voir le maculelê [une danse de combat liée à la capoeira, ndlr] qui ressemble trait pour trait aux danses du folklore haïtien, avec des bâtons en bois qu’on frappe au sol, qu’on tourne en l’air et qu’on frappe entre eux. ». Premier Haïtien à devenir lui-même mestre, il est aujourd’hui accompagné d’une dizaine de volontaires qui l’accompagnent dans ses projets. Et il conçoit déjà ses projets d’avenir. Chaque après-midi, il aimerait par exemple investir littéralement les espaces publics de la capitale (Champ-de-Mars, place Boyer, place Delmas 2, place Jérémie) et se relayer avec son équipe de 10 personnes pour transformer l’énergie de ces lieux de rassemblement à travers des ateliers de capoeira.

Une opportunité pour mobiliser les énergies en présence dans l’espace public autour des valeurs de partage et de non-violence que la capoeira défend.

"Capoeira pour la Paix", un programme de réinsertion de jeunes congolais