Corps en démocratie, Maksaens Denis : "Onze jeunes gens qui mettent le doigt sur ce qui freine le pays"

28 jan 2019

Corps en démocratie, Maksaens Denis : "Onze jeunes gens qui mettent le doigt sur ce qui freine le pays"

David Nieto

Il y a un mois, dans les murs de la fondation Konesans ak Libète (Fokal), le vidéaste plasticien Maksaens Denis dévoilait son documentaire Kò an demokrasi (« Corps en démocratie »). Le résultat d’un tournage de 5 semaines pendant lequel il a suivi onze jeunes artistes qui participaient aux ateliers du chorégraphe Jean-Aurel Maurice. L’objectif de ce dernier ? Questionner la démocratie en Haïti… à travers la danse contemporaine.

Le théâtre, le chant, la danse et même le slam. Les onze artistes réunis appartiennent à des disciplines toutes différentes. Mais c’est autour de la danse qu’ils ont été invités par le chorégraphe franco-Haïtien Jean-Aurel Maurice à réfléchir sur les valeurs politiques de la société haïtienne. Pendant 5 semaines, ils ont participé à des ateliers de création animés par le célèbre danseur. Des séances captées en vidéo par Maksaens Denis qui en a tiré son film documentaire, produit par la Fokal.

« Dans la notion de démocratie, il y a la notion intrinsèque de liberté », explique le vidéaste. Liberté d’expression, liberté du corps… Le langage corporel permet de faire ressortir ce qu’on n’arrive parfois pas à exprimer par les mots ou même par l’image. » Dans un film d’un peu moins d’une heure, le vidéaste invite les spectateurs à prendre part au débat et à reposer certaines questions — quitte à ne pas nécessairement livrer  toutes les réponses. Une occasion de mettre les mots en mouvements avant de les mettre en action.

Comment résumeriez-vous le projet en quelques mots ?

Maksaens Denis : Kò an demokrasi est un documentaire qui traite à la fois de la danse et de la démocratie. Pour le chorégraphe Jean-Aurel Maurice, c’était avant tout une expérimentation. La danse et la démocratie sont deux concepts qu’on ne penserait pas à associer a priori. Il avait invité des personnes qui n’étaient pas du tout des danseurs à participer à un atelier de création.

Son idée était de réaliser un spectacle de danse dans lequel il y a un jeu avec l’écran. C’est pourquoi j’ai tourné de nombreuses images au cours de ces séances, sans savoir encore que j’allais faire un documentaire. Puis, au fur et à mesure, j’ai réalisé ensuite qu’il y avait matière à faire un documentaire.

Quel était votre intention à travers ce documentaire ?

Le film nous invite à reformuler certaines questions. Une façon de faire prendre conscience d’une autre manière de tous ces nœuds qui nous freinent mais aussi de mettre sur la table le sujet de la démocratie. On suit le parcours de onze jeunes gens qui mettent le doigt sur ce qui freine le pays dans son développement et dans sa démocratie. N’y sont traités que des points qui sont au cœur de toutes les discussions qu’ont la plupart des Haïtiens mais qui ne sortent souvent pas du salon.

Qu’est-ce que cette expérience a changé sur votre propre définition de la démocratie ?

On croit souvent connaître d’office ce que veut dire la « démocratie ». Mais au fur et à mesure de l’expérience à laquelle nous a tous invité le chorégraphe, j’ai moi-même commencé à me poser des questions sur mes propres conceptions.

Pour les personnes de ma génération, parler de la démocratie renvoie directement à la période des Duvalier. En 1986, j’avais 16 ans, quand le pays sortait enfin de la dictature. C’est donc très tard que j’ai pris conscience de ce qu’était la dictature. Dans la plupart des familles haïtiennes, le sujet était tabou…

Le film évoque une transition démocratique en cours depuis 30 ans en Haïti. Quel est votre bilan sur cette situation ?

Depuis 1986, il y a eu des hauts et des bas, beaucoup d’espoirs aussi, de personnes qui auraient pu réellement changer les choses. Mais certains enjeux, notamment en matière de richesse, n’ont jamais bougé. De façon générale, on a souvent l’impression d’un peuple livré à lui-même en Haïti. Parfois, cela me fait penser à ce qu’on appelle les zones d’autonomie temporaire (TAZ, temporary autonomous zones en anglais) : ces systèmes d’organisation un peu anarchistes apparus avec les free parties et les teknivals. Haïti serait comme une sorte de « zone d’autonomie permanente » parce que, à la longue, la population a bien dû s’organiser sans l’Etat.

Nous sommes dans un modèle démocratique mais les institutions dysfonctionnent"

Cette transition démocratique, mal gérée en Haïti, est finalement devenue plus compliquée que prévue… La situation actuelle est celle d’une démocratie qui stagne depuis trente ans. Car elle a vu le jour sans les principes de l’état de droit, ces « règles que la société se fixe à elle-même », comme explique la directrice du département théâtre de la Fokal, Mme Michèle Lemoine, dans le documentaire.

Kò an demokrasi offre un moyen de questionner les choses. D’aborder le sujet de la démocratie pour expliquer ce qu’il veut dire. Nous sommes dans un modèle démocratique mais les institutions dysfonctionnent. Il est du rôle et de la responsabilité de chacun de faire en sorte que les choses changent.